Il existait là une animalerie depuis 1951…
Eté 1996, One Voice (Æqualis) a libéré 36 macaques enfermés dans un laboratoire et destinés à la vivisection. C’est la première fois en France qu’a lieu une telle opération, en toute légalité. Voici l’histoire de Bella, Brunie, Farah et leurs amis.
Il pourrait s’agir de singes capturés dans la nature, arrachés du paradis tropical pour se retrouver là, via Air France ou n’importe qui d’autre. Et pourtant non, car ce ne sont que les derniers d’une animalerie élevage qui existe depuis 1951, et où on aurait pu voir jusqu’à 150 de leurs congénères il y a peu. Il pourrait s’agir d’une espèce rare, en voie de disparition au fin fond du Brésil. Et pourtant non, car ce ne sont que des macaques crabiers, encore communs en Asie, bien qu’en diminution car la nature régresse partout. Il pourrait s’agir d’animaux volés pour les labos. Et pourtant non, car ce ne sont que des individus détenus en toute légalité. Ils auraient pu être découpés sadiquement pendant de longues années, ou avoir le crâne bourré d’électrodes. Et pourtant non, car ce ne sont que des animaux qui ont attendu, et qui ont eu la chance de « passer à côté » de ces horreurs, n’étant manipulés que pour des mesures anatomiques diverses et pour étudier la reproduction. Ce ne sont que les pensionnaires d’une animalerie à température constante – 26°C – qui est, d’après les dires de quelqu’un de fiable, ayant l’habitude d’en voir beaucoup et de comparer, « bien tenue, propre, largement au-dessus de la moyenne ». Alors certains d’entre-vous se demanderont peut-être pourquoi One Voice a fait des pieds et des mains pendant plusieurs semaines pour les faire sortir. Vous le demandez-vous vraiment ? Voici la réponse.
Parce qu’ils étaient promis à l’INRA (Institut National pour la Recherche Agronomique), sans doute afin de tester les pesticides, et tous les produits indispensables à l’agriculture intensive qui polluent notre planète. Eh oui, ils vous le diront, la vivisection, on ne peut pas s’en passer, ça sauve des vies ! Mais même s’ils n’avaient pas couru ce risque, nous les aurions fait sortir pour une raison évidente, impérieuse : ils souffraient d’une immense misère psychologique et physique.
Malheureux d’avoir une cage de 70 centimètres de large, 90 de profondeur et un mètre 40 de haut, parfois pour deux (ou quatre ou cinq quand l’animalerie était bondée).
Malheureux d’avoir presque toujours la même nourriture : des croquettes industrielles (avec graisses animales – peut-être des prions aussi !) et parfois un morceau de pain ou un biscuit en amuse-gueule.
Malheureux d’avoir à poser les pattes sur un sol de grillage, dans un univers de grillage : la plus proche surface plane, elle est hors d’atteinte, juste sous le grillage-plancher, servant à recueillir les excréments. Impossible de marcher ou de s’asseoir autrement. Rien de confortable pour dormir, sans même parler du nid de feuillage qu’on se confectionne dans la nature. Une seule position pendant toutes ces années : agrippés au grillage de leur cage.
Malheureux de ne voir, à part les congénères en cage et l’animalier, qu’un morceau de ciel par la verrière partiellement teintée en bleu-vert. Aucune distraction, rien. Le premier cercle de l’enfer des laboratoires, c’est tout simplement celui de la monotonie.
Malheureux de la violence quotidienne de l’animalier, seul avec eux, sans personne pour voir et juger de ce qu’il leur fait subir et dont nous avons eu un aperçu lors de la libération. Cet homme, Bella le connaît bien. Il l’a élevée au biberon, il y a 22 ans. Et elle connaît bien aussi la caresse de la barre de fer dont il se sert pour faire « obéir » ses signes, nous le croyons sincère quand il dit qu’il les aime, à sa façon, sans le regard de l’autre pour lui montrer la violence et la cruauté dont il n’a aucune notion. Et, il nous l’a expliqué : « quand il fallait manipuler 40 femelles dans la journée pour la pesée et les frottis, il ne fallait pas que ça traîne. Mais en quelques heures, ils prennent l’habitude d’obéir. D’ailleurs, regardez, ils s’en rappellent très bien aujourd’hui.
Malheureux de leur solitude quand on sait que les macaques sont des animaux sociaux qui ont besoin de contacts et de vivre en groupe.
Malheureux d’avoir à passer là toute une existence, c’est à dire un ersatz de vie. Car il ne s’agit pas de semaines ou de mois. Sirius est né à cet endroit en 1973, et il n’en est jamais sorti : 23 ans de cage sur une espérance de vie de 25 à 30 ans, et pas mal d’autres qui dépassent ou approchent son record.
Vous allez peut-être nous dire : « comment savez-vous qu’ils sont malheureux ? Ils ne vous l’ont pas raconté ». Et bien si, presque. Avec leurs regards, mais certains ne croient pas à cela. Avec leurs mouvements stéréotypés, des balancements saccadés qu complètent le va-et-vient perpétuel qui se voit aussi dans les cages des zoos et des cirques, et qui signalent clairement le stress devenu folie. Avec leur pelage aussi, chez certains pelés par endroits, non pas maladie au sens classique du terme ou mauvais traitements voire bagarres. Mais, pour les yeux un peu exercés, signe visible d’un autre trouble névrotique du comportement : l’animal s’arrache le poil lui-même, c’est sa seule distraction. Ailleurs, quand ils sont deux, il y a parfois un souffre-douleur, comme Farah. Les rapports dominant-dominé existent aussi dans la nature, dans les groupes ou les meutes, mais il y a la distance de fuite qui change tout : il est possible de s’éloigner et de diminuer ainsi l’agressivité de l’autre. Ennui, captivité, stress : voyez-vous là les ingrédients du bonheur ? C’est ça aussi, l’expérimentation animale. Et maintenant, imaginez-vous cet univers de cages pour des milliers d’autres singes, de chiens, de chats… Cet univers de boîtes en plastique pour des millions de rats, de souris, de cobayes… La privation de liberté et des besoins physiologiques les plus élémentaires n’est que la première torture, mais ce n’est pas une raison pour la négliger. La solitude n’est que relative, certes, puisqu’on peut voir les autres et crier un peu en se secouant très fort, agrippé aux barreaux de sa cage, mais la captivité est bien là, insupportable. One Voice affirme que tout être vivant possède trois droits inaliénables : le droit au respect, le droit à la liberté et le droit de la vie. Dans la tête de Bella, après 22 ans d’attente, je ne sais pas comment on dit « liberté, liberté chérie » en langue macaque, mais nous vous défions de croire qu’il n’y a pas d’équivalent.
LE SAUVETAGE
Pour récupérer ces 36 malheureux, nous avons promis de ne pas dire d’où ils venaient, ni qui s’est occupé avec nous de leurs faire sortir légalement pour leur offrir une fin d’existence meilleure, mais nous remercions du fond du cœur tous ceux qui nous ont permis de réaliser cette « opération tapis volant ». Sachez seulement qu’il s’agit d’une animalerie destinée à fermer, sise dans un établissement de région parisienne, et que les derniers macaques qui s’y trouvaient étaient promis à une autre animalerie « spécialisée » aussi en singes, appartenant à l’INRA, servant de dépôt pour d’autres établissements dont le CEA (Commissariat à l’Energie Atomique). Certains y furent d’ailleurs envoyés avant que nous n’intervenions pour proposer une autre solution.
Nous n’avons pas eu trop de mal pour en obtenir d’abord en premier « lot » de 12, le 27 juin, puis nous avons passé de longs moments angoissés en nous demandant si nous pourrions en sortir d’autres et combien. A priori, c’était impossible. C’est toujours dur de penser à des animaux de laboratoire, même si on ne les connaît pas. Mais quand on a croisé leur regard et qu’on n’est pas sûr de pouvoir les récupérer, c’est encore beaucoup plus difficile à vivre. En secret pour ne rien faire capoter, avec ardeur et opiniâtreté, bien qu’oscillant parfois de l’espoir au désespoir, grâce à quelques relations et pas mal de travail et d’imagination, nous sommes passés, pour la deuxième livraison, à 8, puis 13, puis enfin 24, ouf ! Selon les termes mêmes du responsable et seul décideur du sort des macaques restants, « vous avez fini par m’avoir à l’usure ! Dépêchez-vous de les sortir avant que je ne change d’avis. »
Nous avons réussi à en sortir 36 sur 36, les 24 derniers en date du 10 juillet. Et cela grâce, surtout, au Refuge de l’Arche et à son directeur et fondateur, Christian Huchedé, sans qui nous n’aurions pu proposer la si séduisante solution d’un grand espace clos avec maison chauffée, nourriture adaptée et soins d’une équipe dévouée et sachant comment s’y prendre avec les animaux sauvages en général, et exotiques en particulier. Nous avons fait au Refuge de l’Arche un don (conséquent pour nos moyens) pour aider à supporter les frais. Nous aurons l’occasion de vous reparler du Refuge de l’Arche et de collaborer avec Christian Huchedé lors de notre future campagne contre les cirques avec les animaux.
Cette action va au delà d’un simple sauvetage. C’est un symbole, une fenêtre de liberté ouverte sur le monde terrible des laboratoires. Nous espérons que cette fermeture est la première d’une longue, très longue série.
A eux tous, ces 36 petit martyrs auront passé 623 ans en cage
Nous tenons à souligner que ces 36 macaques ne seront pas remplacés par d’autres. Ils étaient destinés à partir pour l’INRA, où il y en a déjà trop. 36 animaux en plus, cela aurait simplement incité les chercheurs à en « utiliser » plus, après qu’ils aient attendu des mois voire des années dans des conditions bien plus atroces encore que celles où ils ont vécu.
L’ARGUMENT QUI NE TIENT PAS
Le grand argument des partisans de la vivisection et des « amis des animaux… de laboratoire » est de dire que les animaux nés en laboratoire ou chez un éleveur agréé, et donc élevés pour ça, ne souffrent pas ; ni du manque de liberté ni de la frustration de besoins élémentaires comme le jeu, le contact, l’observation de la nature, et autres distractions. Ceux-ci s’attachent à rassurer ceux qui aiment les animaux en insistant bien que le remplacement des chiens volés par des beagles d’élevage, des singes capturés par des signes d’élevage, etc.
Si vous avez l’occasion d’aller au Refuge de l’Arche (route de Ménil, 53200 Château-Gontier), arrêtez-vous un instant et observez nos petits protégés. Leur comportement depuis qu’ils sont libres prouve très clairement que leur naissance en captivité n’a en rien effacé leur instinct et leurs besoins ; ils s’épouillent, ont leur territoire, leur groupe, grimpent aux arbres (les muscles reprennent de la force), s’allongent au soleil, suivent avec des yeux très intéressés un oiseau, un insecte ; toutes ces choses que font des singes capturés dans la nature. D’où qu’ils viennent, quel que soit leur vécu, les animaux sont des êtres sensibles qu’aucune cage de laboratoire ne peut satisfaire. Et tous les beaux discours s’effacent devant Bella en train d’épouiller Brunie qu’elle ne quitte plus, et devant Martin sur une branche en train de déguster lentement l’abricot qu’il a choisi avec soin.
LES CHANCEUX …..
Pour la première fois de leur existence, ils ont vu des feuilles vertes, entendu des chants d’oiseaux. Pour la première fois de leur existence, ils ont grimpé à un arbre et marché sur la terre. Maladroitement au début, car les muscles ne sont pas au point après tant d’années de cage. Tout d’abord lâchés dans la maison chauffée, ils essayaient de s’agripper aux parois lisses et peu familières des murs, cherchant en vain le grillage. Ils n’avaient pas la force de monter sur le rebord de la fenêtre pourtant très basse, qui donnait accès au dehors. Mais leurs comportements se sont améliorés à une vitesse remarquable, au grand étonnement de beaucoup qui croyaient qu’ils seraient marqués à jamais et ne pourraient trouver les ressources intérieures suffisantes pour former un vrai groupe et vivre ensemble de façon harmonieuse. Quelle a été notre joie de les voir s’épouiller fraternellement, allongés au soleil ! Certes, c’est encore de la captivité que nous leurs avons offert, mais les remettre dans la nature était rigoureusement inenvisageable car ils n’auraient pu y survivre. Et quand on sort d’une animalerie, c’est à dire d’une cage d’environ un mètre cube, retrouver au moins mille mètres cubes d’espace, même grillagé, ça change la vision du monde, ça change la vie.
ET LES AUTRES
C’est ce que nous avons pu faire avec le Refuge de l’Arche, mais la fin heureuse de cette histoire ne doit pas vous faire croire que tout est bien qui finit bien. Il y a tous les misérables qui restent dans leur cage, petite ou grande car nous sommes de ceux qui pensent que les grandes cages ne répareront pas les injustices fondamentales. Il y a tous ceux qui sortent de leur cage pour la dernière fois, direction la salle d’opération ou d’expérimentation. Il y a tous ceux qui se retrouvent dans le congélateur en attendant le four crématoire ou l’équarrissage, ayant donné leur vie pour une « science douteuse » qui n’en demande pas tant. Pour 36 qui ont eu la chance d’avoir Æqualis et le Refuge de l’Arche sur leur chemin plutôt que l’INRA, combien qui ne sortiront jamais ? Combien qu’on élève ou déporte pour remplacer les précédents ? Combien d’animaleries qui s’agrandissent ou se créent pour une qui ferme, cas particulier qu’il ne faut surtout pas généraliser.
Quelle que soit notre joie d’avoir réussi pour ceux-là, nous ne pouvons pas oublier tous les autres. Et nous avons tant besoin de votre énergie et de votre soutien pour continuer la lutte et la gagner.